mardi 27 mars 2012

Un poilu artiste-peintre en Italie : Le rôle décisif d'un petit caporal... (Révisé 29 / 06 / 2020 *)

Le début de l'année 1918



L'année 1918 va être très intense pour mon grand-père. 

C'est le 31 Janvier que son unité déménage pour avancer vers l'Est, passer la Brenta et s'installer sur un terrain à 4 kilomètres de la ville de Cittadella. 

Le voyage s'est fait sous un épais brouillard qui a caché les beautés du paysage. 

André déjeune dans la ville elle-même qui est ceinturée d'un rempart quasi-circulaire en briques.

Arrivé au cantonnement le soir, il remplit deux paillasses et peut dormir parfaitement : Cela est extraordinaire puisqu'il y a, à ce même moment, en permanence un fort bombardement et, même, une intense lutte aérienne

Cela montre aussi à quel point André a été habitué à dormir au milieu des bruits déments de la guerre des tranchées, mais, aussi, à quel point il était épuisé par l'intense dépaysement subit  qui lui impose de s'habituer très vite à un monde entièrement différent.



Rumeurs sur le bombardement de Paris



C'est à ce moment qu'il fait état des bruits qui courent : Il exprime son espoir que Paris n'ait pas été bombardée.

Cette crainte est intéressante d'un point de vue historique parce que les tirs de ce qui fut improprement appelé Grosse Bertha en France - mais Paris-Geschütz en Allemagne - ne commenceront qu'à partir du 23 Mars 1918, donc dans un peu moins de 2 mois

C'est évidemment en relation avec la gigantesque offensive d'Hindenburg et Ludendorff, qui  allait démarrer le 21 Mars .

Il y a donc à cet instant un effort Allemand désespéré de déstabilisation du moral des troupes Françaises arrivées en Italie C'est intelligent puisque nos hommes sont loin de chez eux et de ceux qu'ils aiment. 

Il est possible aussi que ce décalage entre l'annonce de bombardements et leur réalisation effective traduise quelques graves problèmes techniques que les artilleurs Allemands auraient eu avec leurs engins (le calibre des obus devait augmenter entre chaque tir, vu l'usure du tube induite par une vitesse initiale supérieure à 1 600 m/s - Mach 5 - et le tube du canon devait être changé tous les 65 coups). 

D'ailleurs, les bombardements d'artillerie sur Paris ne commencèrent pas le 21, ce qui semble confirmer un problème. 

Il est vrai, aussi, que de gros bombardiers Gotha palliaient à l'absence provisoire des canons.


Les risques du métier...


Sur le front du Piave, en Italie, quelque chose ne s'était sans doute pas très bien passé dans la planification des mouvements d'unités, puisque l'escadrille qui doit être relevée par la 22 n'est pas encore partie. 

Les nouveaux arrivants ne peuvent donc pas encore travailler.

Mon grand père repart visiter la ville voisine le 2 Février, mais il constate que les bombardement aériens nocturnes - qui sont quotidiens - ont détruit de nombreuses maisons. Cela le désole.

Les choses finissent par s'arranger au niveau du travail. 

Pourtant, le soir du 25 février, après une grosse journée de travail, André sort de la baraque où il analyse les photos rapportées par les équipages de l'escadrille. 

Il admire un clair de lune magnifique. Mais son travail n'est pas terminé, il rentre pour continuer ses interprétations.

A une heure du matin, l'électricité est brutalement coupée, comme chaque fois qu'il y a une alerte aérienne. 

André dispose d'une lampe indépendante du secteur et continue malgré tout à travailler, mais les mitrailleuses crépitent. 

Une bombe tombe à l'extérieur, suffisamment près pour que les parois de la baraque soient éclaboussées de terre et de graviers.

Tout le monde sort pour se mettre à l'abri. 

André entraîne trois de ses camarades dans une tranchée qui longe la baraque, car ils y seront à l'abri des balles.

Au moment où ils viennent d'y arriver, une formidable détonation retentit derrière eux. 

Un cri déchirant sort de la baraque en même temps qu'une gigantesque langue de feu en sort. 

Un autre cri a retenti tout près d'André. C'est son camarade Marquis qui a été touché à la tête par un éclat. 

André et un de ses camarades portent le blessé sur son lit sous sa tente. 

D'autres bombes tombent, puis plus rien.

On va chercher un médecin. 

Dans le même temps, les hommes se rendent compte que le premier cri était celui de l'officier responsable de la TSF (Télégraphie Sans Fil = la Radio). 

Il a été tué alors qu'il quittait son lit.





Collection personnelle de l'auteur - Les dégâts matériel d'une bombe aérienne lancée sur la baraque d'André

Une remarque en passant : Une escadrille Française de 1918 disposait donc déjà d'un officier entièrement attaché à la radio. 

Il semble bien que c'était tout à fait à la pointe de l'équipement sur le plan international. 

Mon étonnement vient de ce que l'on ne poursuivra pas dans cette voie. En 1940, la radio sera, à la fois, très peu et très mal employée.


Le médecin arrive rapidement, panse le blessé et le rassure. 

Marquis est évacué sur l'hôpital, accompagné par André qui repart ensuite terminer son travail. 

Il se couche à 5 h 30 du matin, les analyses des photos sont parties en temps voulu.



Des conditions de travail plus pertinentes


Ces bombardements sont trop efficaces, il ne faut pas prendre des risques inutiles. 

En conséquence, ceux qui travaillaient dans la baraque déménagent dans une ferme isolée éloignée du terrain.


Le 3 Mars, l'officier qui est censé diriger le travail d'André lui a installé une pièce où il est tout seul.

Sur la porte, il a écrit de sa propre main :

                                                              S.R.
                                   Photo - Service de Renseignement
                                                      Caporal  Delpey

Mon grand-père est content de pouvoir être seul pour travailler car il a besoin de toute sa concentration.

Cette nuit, cela fait juste huit jours que la baraque où il travaillait avait été touchée.

Ce bombardement a dû miner le moral de mon grand-père puisque je sais - par un courrier postérieur - qu'il est en permission quelque part en Mars.




Les mauvaises nouvelles ne sont pas finies


Le matin du 12 Avril, un avion d'entraînement à double commande tombe dans le lit du fleuve. L'observateur n'a rien, mais le pilote est blessé à la tête.

Cinq jours plus tard, le matin du 17 Avril, un avion Dorand de l'escadrille de reconnaissance 254 part avec un appareil photo. 

Le pilote fait un virage trop serré à environ 50 m d'altitude, l'avion a décroché et part en vrille. Il s'écrase au sol et prend feu. 

{Le Dorand était très mal vu par ses pilotes qui le considéraient comme un veau, ainsi que me l'a certifié Olivier Demoinet, qui a publié les mémoires de guerre de son grand-père Pierre Hadengue : Des gros frères à la Libellule}

Un soldat Italien se précipite courageusement dans les flammes, sort l'observateur blessé, mais ne peut rien pour le pilote, un Antillais du nom de Nacrier qu'André aimait bien.

J'en profite pour faire remarquer que la France n'a jamais éprouvé aucun problème pour former des pilotes de couleur (comme Nacrier et l'Américain Eugène Bullard, qui, lui, pilotait un Spad VII et sera même crédité de 2 victoires) et les intégrer dans son aviation militaire. 

Roger Sauvage, pilote de chasse depuis 1939 et as du Normandie-Niemen entre 1944 et 1945 (16 victoires, la première obtenue en 1940, lorsqu'il pilotait un Potez 631 !), équipier du grand Marcel Albert (23 victoires... au moins), était aussi d'origine Antillaise. 


Les USA ne s'y mettront que vers 1943 et dans des conditions très difficiles, si du moins on en croit les films sur la question.



Dorand AR-1 - photo récupérée sur le site aviafrance où est sa fiche technique - il montait plus haut que les Farman 40

Le 20 Avril, André peint des louves romaines sur chacun des avions de l'escadrille : C'est l'insigne distinctif qu'il a proposé et qui a été approuvé par l'escadrille.



L'insigne de l'escadrille 22 qu'André Delpey a créé -
A voir sur le site d'Albin Denis

Le 12 Mai, sa lettre commence par un très bref compte rendu de deux promenades qui lui ont donné l'occasion de traverser la Brenta et de visiter le village qui est sur l'autre rive.


Le travail paye


Il en avait bien besoin vu l'énormité du travail qu'il a accompli depuis qu'il est en poste ici. 
Ce travail a eu une traduction tactique bien réelle. 

Quelques jours plus tôt, ayant découvert que l'ennemi était en train d'édifier un gros ouvrage, André l'avait aussitôt signalé.

Le soir même de sa découverte, l'artillerie lourde lui demande les coordonnées et ouvre le feu sur ce nouvel objectif, moins de 24 heures après la prise de vue.

C'est la preuve que la qualité et la fiabilité des interprétations de mon grand père sont reconnues puisque des canons lourds (305 mm) tirent chaque soir depuis leur voie ferrée sur le même objectif.


Et ce même 12 Mai, le Colonel qui dirige l'artillerie divisionnaire "vient le trouver pour avoir des tuyaux.

Il est très satisfait des renseignement déjà fournis. 

Il se montre très aimable, et, lorsque le lieutenant qui "dirige" André se présente à lui, il lui dit "vous êtes bien gentil, mon ami, mais vous me gênez.


A mon humble avis, il a déjà compris que mon grand-père était un analyste hors paire et que ce qu'ils vont se dire ne doit en aucun cas être communiqué à trop de gens.


Le Lieutenant se le tient pour dit et repart discrètement. 




C'est la seconde fois qu'il subit une rebuffade de cet ordre puisqu'un Capitaine des ballons d'observations l'a clairement accusé, sous couvert de plaisanterie, de faire travailler mon grand-père sans rien faire lui-même et de récupérer facilement félicitations et récompenses.

Le Colonel de l'artillerie divisionnaire s'en va en remerciant André, en lui serrant la main, ce qui est très rare, au moins à cette époque, entre grades aussi distants. 


Il lui annonce aussi qu'il reviendra.


Le lendemain, un gros orage éclate et la Brenta déborde, ce qui réjouit les gamins qui peuvent patauger pieds nus dans l'eau boueuse.


Le 14 Mai, mon grand-père est attristé par la lettre d'un camarade de son ancienne batterie qui lui annonce la mort de son ancien Capitaine tué par un obus allemand qui a tué un autre commandant de batterie et deux lieutenants. 

Cela s'est passé à Montdidier, dans la Somme, donc fin Mars (pendant que mon grand-père était en permission), alors que nos troupes étaient en retraite, pendant l'énorme offensive Michael (appelée aussi la Bataille de l'Empereur) lancée par le FeldMarschal von Hindenbourg.


Le 16 Mai est une journée de détente. "Son" Lieutenant l'emmène à Vicence pour "prendre des fournitures". 

En fait, André baguenaude en rêvant du jour où il pourra revenir peindre tout ce qui réjouit sa vue.




Comment passer de l'interprétation tactique élémentaire à une vision décisive


Mais en fait, comme je viens de le laisser entendre, mon grand père est devenu bien plus qu'un simple interpréteur de photos.

Il a déjà démontré de réelles qualités tactiques et, lorsque, le 18 Mai, son Lieutenant part en permission, lui laissant son intérim, c'est André qui fait fonction d'officier tactique ce qui lui fait écrire que "son rôle n'en sera guère plus chargé, car chose curieuse, le petit M a pris pour lui le travail de secrétaire". 

"C'est, étant donné les grades, un renversement des rôles."

Cette nouvelle liberté lui permet d'étudier les positions des "messieurs d'en face"

"Ce n'est pas sans intérêt". 

Un point, en particulier, lui paraît le nœud de la situation.

Cela ne l'empêche pas, au contraire, le soir venu, de s'émerveiller en découvrant les lucioles, qu'il décrit très bien comme "des vers luisants qui font de l'aviation."


Le 19 Mai, avec un autre peintre, Etienne, élève de Lefèvre, un stagiaire et un photographe, il obtient l'autorisation d'aller à Bassano. 

Dans cette ville préservée du modernisme pragmatique qu'il déteste, André est au comble de la félicité. 

Il en admire le pont de bois recouvert d'un toit, les bâtiments anciens, harmonieux et parfaitement peints.




Collection personnelle de l'auteur - frise dessinée par le peintre Etienne - 
André, le second à partir de la droite, est assis et tient sa palette de peintre


Le 22 Mai, le chansonnier Botrel visite son escadrille. 

Il est accueilli par André, qui le trouve extrêmement aimable, simple et  sympathique. 

Pendant deux heures, il lui montre des photos et ils discutent jusqu'au repas auquel Botrel est invité par les officiers. 

L'après-midi, il donne un concert d'une heure et demi auquel mon grand père assiste avec un réel plaisir.

Puis mon grand père doit donner des ordres aux service photographiques.

Quand André revient dans son bureau, il trouve sur son bureau un galet signé Botrel et une feuille avec ses chansons également signée. 

Il a en outre chargé un secrétaire de le remercier pour l'avoir si bien reçu. 

André est très touché de ces attentions.



Les choses avancent enfin 


Le même soir, le Colonel de l'Artillerie Divisionnaire lui envoie un officier pour être mieux documenté sur la région qu'André étudie. 

Il va donc lui falloir mettre les bouchées doubles à ce sujet.

Le 2 Juin, André se retrouve dans une cérémonie qui le surprend quelque peu : La revue de la Brigata della Regina.

Cette revue d'un détachement militaire par des dames d'honneur de la Reine du Royaume d'Italie a quelque chose de surréaliste, même si ce dernier concept n'existe pas encore formellement :

"Cette revue, passée par trois jolies femmes élégantes, avait quelque chose du XVIIIème siècle. 

Cela débuta par la bénédiction du prêtre, puis le défilé, l'arme à la main, les drapeaux sur l'épaule ainsi que cela se passe dans l'armée Italienne. 

Il y avait, pour les 3 dames, les généraux et officiers alliés, une tribune enguirlandée de feuillage avec, en guise de vélum, de grandes écharpes mauves en soie. 

Il y eut un exercice de lance-flammes, puis fête de gymnastique, hymnes Français, Italiens, Anglais. 

Ensuite, la revue terminée, on fit visiter le terrain d'aviation à ces dames qui vinrent même dans mon bureau, mais je n'y étais pas..."





Collection personnelle de l'auteur - les trois jeunes femmes sont au centre de l'image,
la plus à droite en partie masquée par un drapeau clair.

Mon grand père semble regretter d'avoir manqué cette occasion. Mais il a peut être dû parler à des officiers sur son travail.


En tout cas, la lettre suivante datée du 15 Juin, démontre qu'il ne s'est pas trompé dans ses interprétations tactiques.

"Par ici, c'est la bataille depuis la nuit dernière. 

Il n'y a pas eu de surprise, nous étions exactement renseignés, et moi-même j'avais pu déterminer, d'après les photos, le principal point d'attaque (ce qui fut confirmé par des déserteurs). 

Jusqu'ici, d'ailleurs, tout marche très bien, et l'ennemi paraît être tombé sur un "bec de gaz", comme disent les poilus. 

Espérons que cela continuera et que les sujets de Charles se le tiendront pour dit."


Ce qui m'a rappelé que François-Joseph d'Autriche s'était éteint en 1916, laissant le trône de Hongrie à Charles, puisque le parti Allemand n'en a pas voulu à Vienne, préférant le jusqu'au-boutisme de la clique prussienne de Hindenburg (qui débouchera sur Hitler, l'Anschluss et la IIème Guerre Mondiale !).
Charles de Habsbourg, très favorable à la Paix, fut béatifié par le Pape Jean-Paul II, le 3 octobre 2004. 

Le 16 Juin, André repart en ballade à Vicence. 

Les officiers le récompensent de son remarquable travail par des sorties où il peut remplir ses yeux de toutes les belles choses que l'Italie offre à ceux qui l'aiment. 

Les combats ont été un très grand succès pour les Alliés.

André va en recevoir les fruits. 

Cliquez ici pour le post qui termine cette histoire.

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